L’identité visuelle est le résultat concret d’un travail impalpable
Benoit, pourquoi la notion d’identité est-elle si présente dans l'ensemble de votre travail ?
— Tout d'abord, J'ai grandi dans cet univers, en quelque sorte je suis tombé dans la marmite lorsque j'étais petit. Enfant, je regardais travailler mon père (1), j’ai toujours été entouré de croquis, de logos, d’études, de déclinaisons ; Il m'a transmis cette culture d’image de marque, je marche dans ses traces, c’est un héritage. D’autre part parce qu'il a donné leur identité à de grandes marques de renommée internationale parmi les plus pérennes, pourtant son travail a souvent été spolié (de manière plus ou moins bien intentionnée d’ailleurs) ou attribué à d'autres par ignorance… sa grande modestie est en partie responsable de cet état de fait et bien qu'il me disait souvent « nous savons ce que nous avons fait, le reste importe peu », j’y ai personnellement toujours vu une forme d’injustice au regard de la propriété intellectuelle… alors cette question de l’identité est effectivement entrée à part entière dans mon ADN, bien au-delà du graphisme d'ailleurs.
Comment définir l'identité « visuelle » ?
— Heinz Rudolf Pagels (2) a dit : « c’est de l’identité qu’est née la différence ». Il ne parlait pas de graphisme, bien évidemment, cependant ce qu'il exprimait c'est que votre identité est ce qui vous donne votre statut… vous ne vous présentez pas et ne vous exprimez pas de la même manière selon la place que vous occupez dans la société et le rôle que vous y jouez. Votre identité et votre mode d'expression sont donc indissociables. C'est ici qu'intervient le graphisme. L'identité est composée de multiples facettes, chacune porteuse de valeur ; mon métier consiste (entre autres) à explorer et analyser l'ensemble de ses composantes pour trouver ses particularités et les mettre en scène pour les concrétiser. Ce travail s’articule autour de quatre axes principaux : Ce que je suis ? Ce que je fais ? Ce que les autres pensent que je suis ? Ce que j'aimerais que l'on dise que je suis ? C’est à partir de ce préalable indispensable que nous pourrons construire le « discours visuel » qui portera la stratégie de communication.
Parler de « discours » lorsque l'on conçoit des images, n'est-ce pas un peu antagonique ?
— Absolument pas et je suis très attaché à cette « expression ». Le langage peut être auditif, gestuel, écrit mais aussi visuel et depuis toujours, l'être humain est sensible aux « images ». Ne dit-on pas « une image vaut mieux qu’un long discours » ? L’homme de Cro-Magnon n’a-t-il pas commencé à s’exprimer avec des images ? Chacun de nous dialogue avec les images, elles nous parlent tout autant que les mots avec, parfois même, beaucoup plus d'intensité.
Y a-t-il des particularités du langage visuel ?
— Oui, comme tous les langages, le langage visuel comporte ses spécificités et ses subtilités qui font que selon le contexte, un même « signe » peut s’interpréter différemment au même titre qu’un mot peut revêtir différents sens dans une phrase. Prenons pour exemple l'image d'une simple clef : pour une grande majorité de personnes, cette clef représente « la  solution » et porte donc une valeur positive mais pour d'autres, celui qui détient la clef est celui qui détient symboliquement le « pouvoir », (souverain, absolu, autoritaire, parfois arbitraire) et par conséquent cette clef est associée à une figure négative. Nous comprenons tous notre langue maternelle et l’utilisons au quotidien mais, pour autant, cela ne fait pas de chacun de nous un romancier ou un bon orateur. Pour les images, il existe aussi une grammaire du signe. Moi j'écris avec des images, je crée un dialogue permettant de moduler les informations, architecturer un message, le rendre plus clair, lisible et cohérent. Il s’agit pour moi de construire une harmonie du langage vers la construction du sens pour créer de la valeur ou crédibiliser un propos, une action. Poser un trait sur une feuille blanche a donc autant de sens qu’écrire un mot : c’est une prise de parole, elle m'engage.
Partant de ce postulat, quelle responsabilité pour le graphiste ?
— Gardons toujours à l’esprit que toutes les images que nous recevons sont dans leur totalité des fabrications de l’homme. Elles sont la résultante de choix multiples (la composition, la couleur, le cadrage, la typographie, le style, le ton, etc.) ayant une intention décidée par quelqu’un dans le but de délivrer un message. Nous sommes par ailleurs dans une ère de médias, plongés dans une profusion de messages visuels et chacun est seul face aux images dont l'interprétation va générer un ressenti spontané et instinctif qui échappe à notre maîtrise et résulte inconsciemment d'un jeu sophistiqué de filtres et de codes lié à son pays, sa langue, ses croyances, sa posture, son histoire collective ou individuelle, etc. Les images ont un impact à la fois immédiat et émotionnel très fort qui, selon les cas, viendront au mieux vous tranquilliser, vous rassurer ou au contraire vous choquer. Le graphiste n’ignore pas cela, à lui de savoir composer de la manière la plus adaptée. « La forme c'est le fond qui remonte à la surface » - tout est dit ! - merci monsieur Victor Hugo (3).
Peut-on délimiter le périmètre de l'identité visuelle ?
— La « marque » est le repère qui garantit aux yeux de son public, le niveau de qualité de son produit (ou service) et sa régularité sur le long terme. Son logotype en est simplement le porte-étendard, la caution, la signature qui l'engage en bas de la page. Parallèlement, la communication et les messages qui l'accompagnent permettent à la marque d'être reconnue dans son périmètre de compétences, de porter ses ambitions, de créer du désir, de la préférence et l'adhésion de sa cible (Nike est un formidable exemple). L'identité visuelle est un écosystème dont les ramifications sont non seulement multiples mais également à géométrie variable et les interdépendances y sont nombreuses. Le contexte influence l'objectif à atteindre, l'objectif permet de définir la stratégie à mettre en œuvre qui, elle, détermine les moyens. Ainsi, selon la problématique à traiter, les réponses peuvent varier et s'exprimer à travers différents vecteurs indépendants (ou pas)!… un slogan (Renault, des voitures à vivre), une campagne d'affichage (souvenez-vous de Benetton), une communication opérationnelle ou institutionnelle (j'ai en tête Amnesty Internationale), un lieu (la façade d'un bâtiment ou un espace de vente, par exemple), une flotte de véhicules (pensez à Darty ou UPS), une éthique de gouvernance (aujourd'hui les entreprises sont citoyennes, militantes, éco-responsables, etc.), une signalétique (le Centre Georges-Pompidou de Paris est représentatif) ou que sais-je encore. Autant d'exemples qui ont agi sur la perception que nous avions de ces entreprises. L'identité visuelle agit transversalement sur le bon positionnement de l'image de marque pour réussir l'adéquation qui consiste à mettre en place et maintenir un parfait alignement entre les valeurs, l'objectif et la cible.
À quels impératifs une identité visuelle doit-elle répondre ?
— Je vous pose la question autrement, pourquoi une entreprise ou une organisation fait-elle évoluer son identité visuelle ? Tout simplement parce qu'elle répond avant tout à des enjeux stratégiques de positionnement de sa marque, son produit ou service sur son marché et doit satisfaire des besoins en terme de marketing, de cohérence et de longévité. C'est un travail rigoureux qui obéit à quelques exigences bien spécifiques… du point de vue stratégique et marketing, il s'agit de s'adapter et de se recalibrer par rapport aux mutations de son environnement : les nouveaux modes de vie et de consommation, de nouveaux défis, une nouvelle ambition, un changement de destination, un changement de public, une nouvelle politique ou pour redynamiser son image de marque. Bref pour accompagner un changement interne ou externe et garantir une parfaite adéquation avec ses objectifs. D’un point de vue purement technique, l'identité visuelle doit pouvoir se décliner sur tous les supports et médias possibles malgré leurs particularités parfois opposées (un entête de lettre imprimée, une vidéo animée, une signalétique en volume, etc., etc.), supporter toutes les contraintes liées aux techniques de reproduction (du web à l’impression offset en passant par le gaufrage ou la broderie par exemple). Elle doit pouvoir être normalisée pour permettre son déploiement global et s'adapter à tous les cas de figure (y compris les cas particuliers). Elle doit également pouvoir s'adapter à toutes les échelles (de la personnalisation d’un crayon à papier à la façade d’un bâtiment), et tout cela sans jamais perdre, ni en qualité, ni en homogénéité, ni en cohérence. Dans une très grande majorité de cas, le graphiste doit anticiper dès la première phase de conception, les futures déclinaisons qui n’ont pas encore été envisagées. Mais le sujet le plus sensible pour le graphiste en définitive, c'est sa pérennité car - exception faite d'une identité visuelle événementielle qui est définie à un instant « T » pour une durée limitée - il doit être capable de créer des codes visuels qui doivent pouvoir s'exprimer à minima 10 ans sans prendre une ride, sans s'essouffler. Cela implique beaucoup d’exigence, de rigueur et de précision.
Comment envisagez-vous la démarche de création ?
— Personnellement, j'ai toujours pensé qu'il était plus intéressant de suivre une inspiration plutôt qu’une méthode et de privilégier le « bon sens » aux « conventions » mais contrairement à une démarche artistique qui permet de s'affranchir du contexte, du cadre ou de toute contrainte, le graphisme doit répondre à des objectifs très précis ; or « la création » a précisément besoin de se libérer de cette obligation - de cette servitude devrais-je dire - pour jouer pleinement son rôle car elle pose autant de questions qu'elle n'apporte de réponses. C'est une étape où le graphiste doit « désapprendre », poser à plat tout ce qu'il connaît, sans le renier, et repartir de zéro pour pouvoir le réinventer. C'est un va-et-vient continu, une confrontation perpétuelle avec le réel qui permet de mettre en parallèle des opinions, de porter le débat d'idées et de faire bouger les lignes lorsque nécessaire. C'est un exercice délicat où il faut parfois gérer quelques contradictions car la nature humaine a fréquemment besoin de pédagogie pour dépasser certaines croyances ou habitudes, vaincre ses résistances ou abolir nombre idées préconçues, notamment lorsqu'il s'agit d'innover. La création a pour fonction d’élargir les champs de la pensée, questionner la « norme », réinventer les standards, réévaluer certaines frontières dans le but d'apporter au client une vision qui lui permettra de se projeter, d’alimenter et de prolonger sa réflexion ; préciser ou approfondir sa demande, ses priorités, son désir, son ambition ; mesurer les risques et les enjeux et lui permettre de filtrer, évaluer et valider ses choix de manière substantielle pour aboutir à la réponse la plus pertinente.
Pourquoi défendre un graphisme épuré et minimum ?
— Robert Doisneau (4) disait « Suggérer, c'est créer. Décrire, c'est détruire ». Pour moi l'efficacité naît de la simplicité, plus épurée est l'identité, plus grande est sa reconnaissance. La tentation de remplir la page blanche est un travers que je rencontre très fréquemment… la peur du vide (ou parfois, le besoin de rentabiliser le devis de l'imprimeur… Joke). Pourtant, comme pour un texte littéraire ou une partition de musique, les « blancs » sont la ponctuation des images, des respirations indispensables qui favorisent la circulation entre les éléments et permettent à l'esprit de les assimiler. Trop de codes perturbent la compréhension. J’aime me référer à cette citation de Gaston Bachelard (5) : « On ne pourra bien dessiner le simple qu’après une étude approfondie du complexe ». Formulé ainsi en quelques mots, on pourrait presque penser que cela tombe sous le sens comme une évidence alors qu’en fait il s'agit d'un long processus de simplification permanent qui consiste à se débarrasser de toutes les influences toxiques, supprimer tout ce qui est indigeste ou superflu, ce qui ne fait pas sens et interfère. Chercher la forme parfaite par des affinages successifs comme le fait le sculpteur. Ce travail de synthèse permet d’améliorer la lisibilité et la compréhension et laisse également émerger les signes intangibles qui feront écho à vos messages et agiront positivement sur le positionnement de l’image de marque.
Le mot de la fin… 
— Nous recevons tous les mêmes messages visuels que nous regardons comme de « belles images » mais pour autant nous ne voyons pas tous la même chose… principalement car les enjeux et les points d'intérêt varient en fonction du fait que vous soyez l'émetteur, le diffuseur ou bien la cible. Chacun regarde avec son prisme et les qualificatifs fusent mais l'œil du graphiste, lui, perçoit un objet multi-dimensionnel fait de formes, de structure, d'espace, d'alignement, de rythmes, d'équilibre, de respiration, de blanc, de silence et de bruit. L'identité visuelle est à l'image d'un costume taillé sur mesure qui, comme il se doit, nécessite d'être parfaitement ajustée pour éviter toute dissonance avec son marché, ses objectifs ou ses concurrents. Pour imager mon propos, songez bien qu'un costume avec un feu de plancher sera toujours absolument ridicule même s'il est signé Armani. Ce que j'affectionne tout particulièrement dans mon métier c'est ce travail à la fois de « création » et de « calibrage », la résonance et le rayonnement qu'il produit. Qu'il s'agisse d'une entreprise, d'un produit, d'un projet ou d'un événement, un travail d'identité visuelle a ceci de particulier : le sentiment de fierté qu'il provoque ! Outre le fait d'apporter des solutions et de répondre à un besoin stratégique, il concentre des enjeux multiples bien plus larges et plus profonds car il agit aussi bien en interne où il valorise le travail des équipes et reconnaît une compétence de manière globale que chacun peut s'approprier, qu'en externe où il suscite un désir, représente des valeurs auxquelles nous pouvons nous identifier et crée un microcosme auquel nous aurions envie de participer ou d'appartenir. Bien au delà du brief et de la réponse graphique, il s'agit essentiellement de porter une ambition
L’identité visuelle est le résultat concret d’un travail impalpable.
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(2) Heinz Rudolf Pagels était un physicien américain, professeur agrégé de physique à l'Université Rockefeller, directeur exécutif et chef de la direction de la New York Academy of Sciences, et président de la Ligue internationale des droits de l'homme.
(3) Victor Hugo était l'un des plus importants poète, écrivain, romancier français et un intellectuel engagé qui a eu un rôle politique et idéologique majeur.
(4) Robert Doisneau était un photographe français et l'un des plus populaire représentants du courant de la photographie humaniste française.
(5) Gaston Bachelard était un philosophe français des sciences, de la poésie, de l'éducation et du temps. Il est l'un des principaux représentants de l'école française d'épistémologie historique.

Benoit Peaumier © 2015 « Essai » (texte déposé).
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